Cette page est le début du roman des Ravageurs dont la série est disponible sur Webtoon France et correspond à l’épisode 1.

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Prologue

  

La pluie cessa doucement sa mélopée lancinante sur les vitres de la fenêtre. Assise sur le lit de la minuscule chambre, une jeune femme blonde emmitouflée dans une couverture berçait un petit garçon lové dans ses bras. Il faisait nuit noire, la lune perçait difficilement au travers de cet océan de nuages.

Constance soupira. Elle ne parvenait pas à dormir, rongée d'angoisse et d'inquiétude. William avait-il pu s'en sortir? Son mari était un homme bourré de ressources, mais, face à ceux qui le traquaient, ferait-il le poids?

Elle baissa les yeux sur l'enfant. Il était tout ce qui lui restait, maintenant. Ils se terraient dans ce village depuis quelques jours sans savoir ce qu'il allait advenir d'eux. Constance saurait s'accommoder du manque de luxe et même de confort mais qu'allaient-ils devenir si William ne réapparaissait pas?

Se glissant doucement hors du lit, elle recouvrit soigneusement le petit et l'embrassa. Comme elle se penchait, un médaillon glissa de son cou, retenu par une fine chaîne en or. Constance s'en saisit avec précipitation et le remit dans le col de sa robe. Personne ne devait voir ce bijou. Des milliers de vies dépendaient de lui et de son contenu. Si ça n'avait tenu qu'à elle, elle l'aurait jeté depuis longtemps au fond d'un océan pour ne plus jamais entendre parler de cette histoire. Mais, comme William l'avait souligné, leurs ennemis n'en seraient pas vaincus pour autant.

"Nous ne pouvons pas les briser. Nous ne pouvons pas les renverser. Mais nous pouvons les empêcher d'atteindre leur but."

Constance serra les dents, une violente envie de pleurer la saisissant. Le meilleur ami de William, sa femme et leur fille avaient déjà payé le prix de cette folie. Et elle savait que William était le prochain sur la liste.

Elle sortit sans bruit de la pièce et se rendit à l'étage en dessous d'où une faible lueur émanait. Dans l'unique pièce du rez-de-chaussée, trois personnes étaient attablées autour d'une bougie en discutant à voix basse. Ils se levèrent à l'arrivée de Constance et lui firent une révérence.

- Je vous en prie, oubliez mon rang, leur fit-elle.

- Pardon, madame, ça vient tout seul… mais nous sommes tellement honorés que le seigneur d'Ortès vous ait confiés à nous…

- A cause de cela, le malheur pourrait s'abattre sur votre maisonnée, Lucien, ne l'oubliez pas.

- Il est déjà aux portes du royaume avec ces assassins qui déciment les villages, rectifia Angèle, la femme de Lucien. Mais s'ils viennent ici, nous les recevrons comme il faut!

- Personne ne peut se préparer à la venue de ces guerriers, croyez-moi, lâcha Constance en s'asseyant.

- On dit qu'ils ont des épées si grandes qu'elles font la taille d'un homme, murmura Hector, le fils de la famille. Et qu'ils ont ravagé trois villages entiers, déjà.

- Je ne les ai jamais vus, répondit Constance en se frottant le visage, mais ils ont effectivement des armes très puissantes.

- Les gens disent qu'ils ressemblent à des démons. Ils sont gigantesques, comme des titans et sont invincibles. Ils trempent leurs manteaux dans le sang de leurs victimes et c'est ce qui leur donne cette couleur écarlate si étrange.

- Cesse de répandre de pareilles âneries! Ce sont des inepties crées par la peur! Des titans invincibles et puis quoi encore? N'avons-nous pas assez de craintes comme ça pour inventer de telles stupidités?

Constance soupira. Lucien avait raison, les rumeurs allaient bon train sur ce groupe d'hommes que l'on surnommait les rapaces rouges. Ils avaient décimé trois villages et abattus absolument tous leurs occupants, un par un, sans laisser aucune trace, aucun indice permettant de les identifier. Le seul homme qui avait pu les décrire avait été retrouvé agonisant par les soldats du roi et n'avait survécu que quelques heures.

Mais Constance, elle, savait qui étaient ces assassins. Ce n'étaient ni des titans ni des immortels. Son cœur se mit à bouillir  de rage. Elle brûlait d'envie de crier au monde la vérité sur ce qui se passait mais elle ne le pouvait pas. Ces meurtres avaient commencé juste après celui de leurs amis et elle savait très bien que tout était lié.

Si seulement on avait compris à ce moment-là ce qui se passait, pensa-t-elle. Jamais nous n'aurions décidé de nous séparer et encore moins de me cacher ici.

Et quelle terrible erreur ça avait été! Car Constance se retrouvait maintenant dans un village qui avait de grandes chances d'être pris pour cible à son tour.

On toqua à la porte et Lucien alla ouvrir. C'était un des voisins. Que faisait-il debout à une heure pareille? Ils parlèrent un instant puis Angèle se leva en voyant son mari traverser la pièce pour prendre sa hache dans l'arrière-cour.

- Que se passe-t-il? s'inquiéta-t-elle.

- Il semble qu'un groupe de cavaliers s'approche. Ils sont au moins une vingtaine.

Un frisson parcourut Constance.

- Je… je viens avec vous! s'écria-t-elle en se levant.

- Pardonnez-moi, madame, mais s'il advenait que…

- Je ne serai pas téméraire, je vous le promets. Je vous jure de rentrer si quelque danger survenait.

Lucien hésita. Il regarda sa femme puis il finit par accepter. Constance fila prendre son long manteau et s'en recouvrit avant de rejoindre les hommes dehors.

Le vent glacé la gifla tandis qu'ils remontaient la ruelle principale. Une dizaine d'autres habitants étaient sortis, armés de fourches, de bâtons et de toutes sortes d'autres outils. Trois d'entre eux tenaient des torches et ouvrirent le chemin. Le petit village se situait en bordure d'une forêt, en contrebas d'une colline. Il leur suffirait de grimper pour voir ce qu'il en était.

- Tous les soirs, ils sont deux ou trois à sortir dans les environs pour voir s'il se passe quelque chose d'étrange, expliqua Lucien à Constance en désignant ses comparses. Dès qu'on a su que deux villages avaient été rasés, on a commencé à être prudents. On n'est pas les seuls à avoir réagi ainsi. Le roi ne semble pas savoir comment gérer la situation bien qu'il ait immédiatement dépêché ses hommes sur les lieux dès le tout premier désastre.

- J'ai entendu qu'une trentaine de soldats avaient été massacrés, répondit la jeune femme. Et que plusieurs ne sont jamais revenus parmi ceux qui avaient été envoyés à la recherche de ces assassins. On n'a même pas retrouvé leurs corps.

Elle sentit son cœur se pincer. Des soldats tournaient dans les différents villages et plusieurs étaient venus ici-même, pas plus tard que la veille, pour voir si tout allait bien et si l'on avait entendu parler de quelque chose de significatif. L'un d'eux avait reconnu Constance et elle avait pu lui donner un message à transmettre directement au roi.

"Dites-lui qu'un grand danger guette le royaume. Dites-lui que je suis ici et que je puis l'informer davantage." avait-elle simplement dit au jeune homme.

Elle savait que son message serait transmis, le jeune Robert était un soldat qui avait à cœur de servir son roi et qui appréciait beaucoup Constance lorsqu'elle travaillait encore au château. Si seulement le roi l'envoyait chercher! Mais le ferait-il? N'avait-elle pas causé assez de troubles à la cour? Il ne pouvait de nouveau se risquer à compromettre sa réputation. Constance ne pouvait compter sur Sa Majesté même si ce fol espoir la tenaillait toute entière.

- Est-ce vous qu'ils cherchent, madame?

Constance sortit soudain de sa rêverie en entendant la discrète question de Lucien. 

- Est-ce pour vous trouver qu'ils tuent tant de gens?

- Je ne saurais répondre à cette question, Lucien, murmura Constance. Mais si tel était le cas, s'ils savaient que je me cache quelque part au bord de la Darta et qu'ils écument les villages pour me trouver, c'est qu'ils auront capturé mon mari. Car il est le seul à savoir où je suis.

Non, même sous la torture, William n'avouerait jamais où elle se trouvait. A moins que l'information n'ait fuité des soldats? Etait-ce possible?

Ils arrivèrent en haut de la colline. Une ligne noire de troncs embrumés se dessinait à quelques dizaines de mètres. Constance fixait la frontière entre l'herbe et la forêt, cherchant à deviner des ombres parmi les arbres disséminés. Personne ne parlait, chacun cherchant à discerner si les cavaliers arrivaient. Un long moment passa sans que personne n'aperçoive quoi que ce soit. Puis soudain, Constance eut la sensation de voir les arbres remuer avant de discerner l'ombre de chevaux se détachant de celle de la forêt. Tous se figèrent sur place.

Une flamme chaude, vive, lumineuse, perça soudain la brume, éclairant un bras recouvert d'un manteau rouge sang et la moitié d'un visage effroyable au faciès difforme. Constance sentit sa respiration se couper. Alors que les cavaliers avançaient en ligne vers eux en gardant leurs chevaux au pas elle eut la sensation de voir une armée sortir des ténèbres de l'enfer, comme s'ils arrivaient au ralenti. Mais il n'y avait aucun doute sur leur identité : c'étaient bien les Ravageurs tant redoutés.

Une seconde torche s'alluma, puis une troisième et, sans crier gare, deux des trois porteurs mirent leurs montures au galop et foncèrent vers le groupe de paysans.

- Ils attaquent! cria Lucien. Courrez sonner l'alerte! Constance, fuyez!!

A cet ordre, la jeune femme tourna les talons et se mit à courir du plus vite qu'elle put vers le village, suivie d'une femme et d'un homme. Glissant dans les flaques de boue, son esprit fixé sur son fils qu'elle devait rejoindre, elle fila droit devant elle.

Les deux cavaliers, leur torche toujours en main, galopèrent à toute allure jusqu'en haut de la colline alors que le groupe s'éparpillait. Ils jetèrent leurs flambeaux au sol, cabrant leurs montures de toute leur hauteur et stoppèrent leur course le temps d'apprécier le spectacle des villageois en panique devant eux. Constance se retourna au même moment pour voir une herse de feu s'élever dans les airs et filer vers le village à la vitesse de l'éclair. En quelques secondes à peine, une muraille de flammes s'érigea tout autour des maisons, isolant les habitants de l'extérieur. La panique saisit les villageois qui veillaient et on les vit sortir avec précipitation de leurs maisons et tenter de réveiller les autres.

 Constance rejoignit la demeure d'Angèle et entra en trombe en manquant de la piétiner.

- Ils sont là!! cria-t-elle sans laisser le temps à quiconque de la questionner.

- Courrez chercher votre fils!!

Il ne fallut pas le lui répéter deux fois. En une seconde, Constance était à l'étage et se jetait sur son enfant pour le prendre dans ses bras. Le petit garçon s'éveilla en sursaut sans comprendre ce qui se passait.

- Mère?! balbutia-t-il de sa voix enfantine.

- Ecoute-moi, mon chéri, écoute-moi bien! Maman va te prendre dans ses bras et nous allons partir. Tu dois me promettre d'être sage et de ne pas dire un mot. Même si tu as peur, même si tu entends des choses qui t'effraient, sois un petit garçon obéissant et ne pleure surtout pas. Je vais te porter sous mon manteau. D'accord?

Incapable de comprendre la situation, le petit acquiesça avec la seule certitude qui l'avait toujours habitée : sa maman était là, il n'y avait donc rien à craindre. Il se laissa prendre et Constance descendit. Angèle et son fils étaient à leur fenêtre et le spectacle au dehors les tétanisait sur place : les cavaliers émergeaient les uns après les autres du rempart de feu –tels des esprits sur lesquels les flammes n'agissaient pas – et se ruaient à l'assaut des maisons. Ils semblaient arriver de partout sur leurs chevaux noirs et leurs manteaux se déployant dans le vent des flammes éclataient d'un rouge flamboyant. Les villageois courraient en tous sens, hurlant, pleurant, criant. Certains tentaient de se défendre, mais les cavaliers galopaient derrières leurs proies tels des chats jouant avec des souris.

Consternées, les deux femmes se regardèrent, mortes de peur, incapable de savoir que faire.

- Le village est cerné par les flammes! se lamenta le jeune Hector. Jamais nous ne nous en sortirons!

- Ils éventrent les maisons et en font sortir les habitants, gémit Constance en regardant les cavaliers défoncer les portes à coups de masse. Si nous restons ici…

Il y eut soudain un vacarme épouvantable et avant même que quiconque ne comprenne de quoi il s'agissait, Constance fut projetée contre le mur avec une telle violence qu'elle en eut quelques secondes d'absence. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, à moitié assommée, la table au milieu de la pièce flambait et un pan de mur avait été arraché par une explosion. Elle tourna la tête pour voir le corps d'Angèle, allongé à même le sol, séparé d'un de ses bras, et le contenu de sa boite crânienne et de son ventre éparpillé sur un large périmètre. Hector poussa un hurlement en voyant le corps de sa mère, saisi d'une véritable crise de panique, sans même se rendre compte qu'il avait plusieurs morceaux de verre plantés dans le corps.

Constance se releva à toute vitesse; elle était incapable de comprendre d'où lui venait la force d'encore tenir debout après tout ce qui s'était passé ces derniers jours et sentit le poids de son fils accroché à lui, plus lourd que jamais. Mais elle saisit pourtant Hector par le bras avec une poigne de fer et le tira derrière elle pour sortir par la porte tandis qu'un des cavaliers faisait irruption dans la maison en flammes.

- NON!! hurlait le jeune homme en résistant, voulant à tout prix retourner au corps de sa mère.

Constance le vit alors. Immense, terrible, d'un noir d'ébène en contrejour avec ces flammes aveuglantes ; son arme levée, brillant comme un éclair au milieu d'une tempête incandescente, son visage de métal aux difformités bestiales et inhumaines.

L'épée siffla dans l'air, d'un mouvement limpide, souple et la tête d'Hector s'envola en tournoyant sur elle-même, projetant du sang partout tandis que son corps s'écrasait lourdement au sol. Constance regarda le jeune homme, abasourdie, incapable de réagir. Le cheval continuait de hennir et de se cabrer tandis que l'homme se remettait en position. Elle sentit deux petites mains se cramponner à elle, réalisant que son fils s'agitait sous la cape.

Ce simple geste redonna vie à son esprit et la jeune femme se remit à courir de toutes ses forces, incapable de penser à autre chose que de sauver son enfant, le coup d'épée la manquant de très peu. Autour d'elle, tout n'était plus que chaos, cris, désespoir. Les rapaces rouges se démenaient comme des diables, abattant tout ce qui se trouvait sur leur chemin, mettant le feu aux maisons, tirant dehors leurs habitants avant de les tuer sauvagement.

La chaleur devenait insupportable, des étincelles de feu voletaient dans l'air, propageant les flammes, brulant la peau. L'air était suffocant, la fumée piquait les yeux, arrachait la gorge. Mais Constance ne sentait rien, ne voyait rien. Rien d'autre que ce mur de feu qu'elle voulait traverser pour fuir le plus loin possible de ce carnage. Un homme courait, lui aussi, cherchant le salut par cette même muraille. Il sauta, se protégeant le visage des bras, ses vêtements accrochés par des griffes de feu. La jeune femme sentit son cœur exploser d'espoir en voyant qu'un autre faisait comme elle et y réussissait. Mais au moment même où cette pensée lui traversait l'esprit, le corps de l'homme repassa brutalement au travers des flammes et s'affala par terre : sa poitrine était hérissée d'une demi-douzaine de flèches et de carreaux.

Constance pila net, atterrée. Il y avait des archers et des arbalétriers dehors! On les attendait de pied ferme, on s'assurerait que personne ne pourrait fuir, qu'il n'y aurait pas de survivants.

L'évidence lui apparut soudain claire et terrible. Les rapaces, ils avaient tout prévu. On ne pouvait pas leur échapper. Ils cherchaient méticuleusement dans chaque recoin de chaque maison. Ils abattaient leurs victimes. Ils n'abusaient pas des femmes, ils ne torturaient pas les hommes, ils agissaient de manière à ne laisser ni témoins ni traces.

- Parce qu'ils cherchent quelque chose…

Une ombre passa dans son champ de vision, puis un choc douloureux, brutal, la projeta de côté et Constance heurta un mur de planches qui s'écroula sur elle. Elle ne réfléchit pas, incapable de penser, cherchant juste à se relever pour courir.

Et ce fut la douleur. Une douleur terrible, immense, violente. Elle se répandit dans tout son corps, explosant dans chacune de ses terminaisons nerveuses, chaude, brûlante. Ses bras ne répondirent plus, ses jambes n'étaient comme plus là, Constance ne se releva pas et s'écrasa de tout son poids sur son fils. Elle sentit les morceaux de bois, la terre, les roches. Et cette sensation de chaleur qui se répandait dans son dos, qui coulait sur sa peau, au travers de ses vêtements. Elle voulait se mouvoir, bouger. Mais il n'y avait rien d'autre que cette douleur, cette brûlure immense qui la clouait au sol et ses poumons qui refusaient de lui donner de l'air. Elle sentit la petite main de son fils se relâcher et cet instant fut le dernier moment de panique qu'elle ressentit. Il s'était évanoui, elle le savait, il était peut-être même déjà mort. Sa petite tête avait probablement cogné sur un caillou ou une planche. C'était si fragile à cet  âge-là. Un rien pouvait leur ôter la vie.

Et tandis que la jeune femme se sentait partir, ses dernières pensées pour son fils, son regard accrocha les flammes tout autour d'elle. Elle vit deux hommes arracher une fillette à sa mère et l'examiner. Constance entendit des bribes de mots. "Ce n'est pas elle", disait un jeune homme blond sous son manteau de sang. Il avait baissé sa capuche, sans toutefois enlever son masque. Mais Constance le reconnut tout de suite. Cette démarche hautaine, cet aura de mépris qu'il dégageait, cette attitude dominatrice, c'était lui.

Tiens… Le jeune Friedrich… Pourquoi rien ne m'étonne? pensa Constance.

Elle eut un rire amer, tandis qu'un flot de sang s'étouffait dans sa gorge en lui bloquant la respiration. L'air lui manqua, sa vue se brouilla.

Ils n'étaient pas là pour elle, mais pour quelqu'un d'autre…

 

 

Quelle ironie.